Dans une tribune, un bibliothécaire parisien qui travaille dans le nord de la capitale dresse un constat cinglant de la politique appliquée par Anne Hidalgo et son équipe dans les lieux de culture pour les publics le plus précaires et les personnels de bibliothèque
C’est une tribune d'un très argumentée sur l’application du passe sanitaire dans les bibliothèques de la capitale. Un texte, s’il est d’origine parisienne (l’auteur travaille dans la XVIIIe arrondissement dans un établissement situé dans un quartier politique de la Ville) et fait référence à la politique appliquée par Anne Hidalgo et son équipe en la matière, va évidemment bien au-delà du périphérique sur les conséquences de l'instauration de cette mesure dans les lieux de culture pour les publics le plus précaires et les personnels de bibliothèque. Le voici dans son intégralité.
« Depuis le 21 juillet 2021, l'autorité municipale de la ville de Paris impose la présentation du passe sanitaire à tous les usagers de plus de dix huit ans pour accéder à ses bibliothèques. Dès le 30 septembre prochain, le passe sanitaire sera aussi exigé dès l'âge de douze ans pour accéder aux bibliothèques de la ville. Quelles impactes, cette obligation du passe sanitaire, plus de la vérification d'identité, y compris dès douze ans, ont déjà sur les usagers et les personnels de bibliothèque ?
Posons-nous deux questions à la date d'aujourd'hui, celle du 5 août 2021. Quel type de public l'imposition de ce passe sanitaire exclut-il réellement ? Qui est chargé du contrôle de ce passe sanitaire à l'entrée des bibliothèques de Paris ? Quel type de public l'imposition de ce passe sanitaire exclut-il réellement ? Pour tenter d'explorer cette première interrogation, intéressons-nous aux personnes précaires, de tous les âges : des sans domicile fixe (SDF), des sans-papiers, des mineurs isolés, des femmes seules avec ou sans enfants, liste non exhaustive... Elles et ils fréquentent en nombre les bibliothèques à Paris. Pourquoi ? Parce qu'elles y trouvent un lieu gratuit où elles peuvent aller sur internet, pas pour y jouer, mais pour y réaliser notamment diverses démarches administratives, pour chercher un lieu où manger, où dormir.
Comme les services d'urgence des hôpitaux, les bibliothèques de Paris font partie des derniers services publics où ces personnes trouvent un moment de paix, un moment d'écoute, même silencieuse. De plus, les bibliothèques de Paris ont aussi la mission d'aller vers ces publics dit « éloignés », selon le jargon administratif. La campagne de vaccination contre le Covid-19 a jusqu'à présent laissé au bord de la route ces personnes. « Force est de constater que la carte du décrochage vaccinal est aujourd’hui un quasi-décalque de la carte des inégalités socioéconomiques », soulignait le président (socialiste) du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, dans un entretien au journal Le Monde. N'en est-il pas de même à Paris ?
Beaucoup de personnes précaires n'ont même pas un compte AMELI, seul moyen de télécharger le précieux passe sanitaire. Se contenter de leur indiquer « des adresses » d'associations qui pourraient les aider ne suffit pas, c'est même dans la plupart des cas un pansement sur une jambe de bois. Non pas que ces associations soient incompétentes, bien au contraire, mais que la confiance est à construire. Une personne à la rue lutte heure après heure pour sa survie, mais également pour garder sa dignité. C'est un travail de patience, d'écoute, de présence, à long et moyen terme qu'il est nécessaire d'engager avec elle. La confiance ne se décrète pas, elle se construit. L'instauration brutale de l'obligation de présenter un passe sanitaire valide pour entrer dans une bibliothèque de la ville de Paris, c'est retirer encore un peu plus de dignité aux personnes à la rue et aux citoyens les plus précaires.
Voici un exemple de la fracture numérique, même en plein Paris, pourtant ville Capitale si bien connectée : « Peu de personnes sans domicile fixe disposent d’un smartphone pour prendre rendez vous en ligne ou conserver un code QR » témoigne Guillemette Soucachet, de Médecins du monde Île-de-France. D'autre part, une défiance plus grande des classes populaires existe vis-à-vis des vaccins, une hostilité qui « prend racine dans les expériences de discriminations face au système de santé, qu’on a soi-même vécues ou que des proches ont vécues » analyse la sociologue Nathalie Bajos.
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Dramatiquement, les populations les plus défavorisées — qui sont donc le moins vaccinées — sont aussi les plus touchées par le Covid-19, montraient des chercheuses de l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2020. Dès le 1er août prochain, les personnes à la rue non vaccinées n'ont plus accès aux structures médico-sociales — accueils de jour, hôpitaux — qui les accompagnaient jusqu’alors, plus d'accès également aux cafés où elles pouvaient y prendre une boisson chaude et réaliser une toilette sommaire dans un lavabo. Depuis le 21 juillet, les portes des bibliothèques de Paris sont aussi fermées à ces personnes. Pourquoi les priver aussi de ce service public essentiel : la culture ?
Dès la rentrée scolaire prochaine, (sauf si cette décision est invalidée entre-temps, notamment par le Conseil Constitutionnel), si un cas positif au Covid-19 est détecté dans une classe, dès onze ans les enfants non totalement vaccinés avec deux doses seront renvoyés chez eux, précisément exclus de leur école pour dix jours. Le gouvernement précise qu'ils pourront suivre leurs cours à distance. Vu les nombreux facteurs, comme la surcharge de travail des enseignants, les logements exigus, la fracture numérique, l'impossibilité de trouver un endroit calme, serein et connecté pour travailler, ces jeunes seront tout simplement à la rue et livrés à eux-même durant la journée. Pourquoi ? Parce qu'ils auront aussi l'interdiction d'entrer dans les bibliothèques de la Capitale, cela dès le 30 septembre prochain. Ce sera pour ces enfants le décrochage scolaire assuré, mais ne pouvons-nous pas encore l'éviter ?
Dans ce contexte, la mise en place brutale du passe sanitaire inflige une double peine aux personnes les plus précaires, et notamment aux plus jeunes, aux enfants. Pour rappel, la France a franchi la barre des dix millions de pauvres en 2020, selon les chiffres de l'INSEE. La pauvreté augmente de manière alarmante sur l'ensemble du pays, y compris à Paris. Le 20 novembre 2021 est la journée internationale des droits de l'enfant. Dans les activités, animations proposées, les bibliothécaires devront-ils exclure les enfants et adolescents non totalement vaccinés ? Continuer ainsi de leur fermer les portes des bibliothèques de la ville de Paris ?
Maintenant, demandons-nous : qui est chargé du contrôle de ce passe sanitaire à l'entrée des bibliothèques de Paris ? Ce sont les bibliothécaires. La question n'est plus de savoir si elles ou ils sont habilités à exercer ce contrôle, contrôle qui exige aussi de l'usager de décliner son identité, comme face à la police. Mais la question est de savoir si cette nouvelle obligation n'est pas une confusion des rôles, précisément une rupture profonde de la confiance entre l'usager et le bibliothécaire ? Des incidents graves ont déjà eu lieu à Paris. Peut-être vont-ils se multiplier ou non ? Porter plainte, en cas d'agression est légitime. Mais dans cette situation, n'est-ce pas le délit qui est provoqué par l'obligation de « décliner son identité », en plus de montrer son passe sanitaire ? Malgré eux, les bibliothécaires parisiens se retrouvent dans un rôle qui attise les tensions, alors que leur métier n'est-il pas de porter la culture ? La vocation d'un bibliothécaire, d'un médiateur culturel ou scientifique n'est pas « surveiller et punir » pour paraphraser Michel Foucault.
L'urgence reste la vaccination volontaire de toutes et de tous, le médiateur, le bibliothécaire à travers son métier a la légitimité de provoquer le dialogue pour casser les fake news, cela in situ et hors les murs de nos bibliothèques. Pourquoi l'obliger à abandonner ce rôle, en le transformant en contrôleur de passe sanitaire et d'identité ? D'autres villes comme Rouen ont fait un autre choix, comme limiter l'accès de toutes leurs bibliothèques à une jauge de moins de cinquante personnes. Aucun « incident » avec un usager n'y a été constaté en lien avec le passe sanitaire, le travail d'action culturelle, l’accueil des publics les plus précaires s'y poursuit sans conflits notables.
A Paris, pourquoi le dialogue, si cher pourtant à la mandature actuelle, n'a-t-il pas été enclenché par la municipalité, aussi bien avec la population qu'avec les bibliothécaires ? Le bibliothécaire n'est pas un extra-terrestre, mais un acteur de la Cité, un médiateur qui amène vers l'Agora. Préférons-nous baisser les bras et laisser notre place aux complotistes qui pullulent sur le Web ? Puisque qu'à ces publics dit précaires, les portes des bibliothèques parisiennes et d'ailleurs malheureusement leur ont été fermées avec brutalité. Il est urgent de poser la controverse de l'obligation du passe sanitaire dans les bibliothèques sur la place publique, d'organiser le débat pour prendre ensemble et démocratiquement les décisions nécessaires et justes. Plutôt que porter plainte, portons la culture ! »
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Sources pour rédiger cet article : Journal Le Monde, INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), INDED (Institut national d'étude de la démographie), ARS (Agence Régional de santé Île de France), ATD Quart-Monde, Médecin du Monde, Direction culturelle de la ville de Rouen, Site officiel de la Ville de Paris, Le journal « Reporterre Le quotidien de l'écologie » ( ce n'est pas un site complotiste!)
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