France Culture : le 20 septembre 2017
Comment faire plus avec moins ? Depuis vingt ans, la question de l’ouverture des bibliothèques le soir et le dimanche génère sans succès rapports et plans ministériels. Cet automne, la ministre Françoise Nyssen a confié à Erik Orsenna une mission lecture pour tenter de faire avancer le dossier
Nommé mi-juin « ambassadeur » de la lecture par la ministre de la Culture, Erik Orsenna a débuté un tour de France à la rencontre des bibliothèques. Objectif avoué, les rendre plus adaptées aux attentes des citoyens. En creux, inciter les bibliothécaires à travailler le dimanche et les soirs de semaine. Une question qui pose problème depuis vingt ans. Dans les 8 000 bibliothèques de France (16 000 points lecture), la question de l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques est un vieux serpent de mer. Dans un rapport datant de 2015, la sénatrice d’Ille et Vilaine, Sylvie Robert montrait combien c'était une attente et un besoin pour les usagers, particulièrement dans les grandes villes, et particulièrement dans les quartiers prioritaires.
Le sujet avait été remis sur la table lors des élections municipales de 2014 par l'association Bibliothèque sans frontières, pour qui la bibliothèque est un instrument d'éducation populaire indispensable, notamment dans notre société de l'information. La pétition « ouvrons plus les bibliothèques » avait alors recueilli un grand nombre de signatures et convaincu de nombreux élus qu'il faut changer les horaires d'ouvertures des établissements de lecture publique. Trois ans plus tard, la ville de Paris a imposé, malgré de lourdes grèves en début d'année, l'ouverture du dimanche dans six bibliothèques (lire ici). De son côté, la ville de Brest a également essuyé un mouvement de grève pour imposer l'ouverture du dimanche à la médiathèque des Capucins (lire là). En cause, la question du travail du dimanche ? Non, pas seulement !
Rares sont les bibliothécaires qui remettent en cause la nécessité d'ouvrir plus souvent leur établissement pour répondre à l'emploi du temps des usagers. Le problème reste celui des moyens : Avec la baisse des dotations aux collectivités territoriales, il n'est pas question d'embaucher de nouveaux titulaires (d'ailleurs, le nombre de places aux concours de bibliothécaires est toujours en baisse). L'année dernière, la ministre Audrey Azoulay avait prévu une enveloppe pour aider à cette réforme; mais le financement n'était prévu que pour cinq ans. Impossible pour les collectivités territoriales de prendre le risque de réduire la voilure dans les bibliothèques passé ce délai, leurs administrés seraient furieux. A moyens constants, les ouvertures supplémentaires voulues par l'équipe du président Macron impliquent donc une complète réorganisation.
Depuis près de vingt ans, les bibliothèques multiplient les actions auprès des scolaires, des retraités, des personnes hospitalisées ou incarcérées. Ces pratiques dites « hors les murs » ne coûtent pas plus cher aux collectivités mais occupent une bonne partie du temps des bibliothécaires. A moyen constant, se pose alors la question du choix pour les élus qui sont très attachés aux actions de territoire des bibliothèques. Comme ce fut le cas depuis 2006 dans les bibliothèques universitaires, ce sont donc des précaires, étudiants sous payés et peu formés, voire des bénévoles, qui assurent ces heures supplémentaires, faute de budget suffisant pour rémunérer le travail des titulaires.
« Les bibliothèques ne tournent le dimanche qu'avec des précaires comme nous. Malgré un bac + 4 exigé par la direction, nous sommes payés au smic horaire, mais sans congés payés ni congés maladie. Nous travaillons 15 heures par semaine maximum, ce qui fait maximum 600 euros par mois. Mais nos horaires ne sont jamais fixes. Si malgré un changement de dernière minute nous ne sommes pas disponibles, nous ne travaillons plus. On nous présente ce job comme un chance pour des étudiants parce qu'on peut normalement réviser quand il n'y a pas trop de monde. Mais le dimanche les bibliothèques sont archi-bondées ! » décrit ainsi Clara (le prénom a été changé), 28 ans, étudiante précaire en bibliothèque
Pour les titulaires, ce recours massif aux précaires s'apparente à un véritable dumping social; surtout quand en lieu et place des précaires ce sont des bénévoles qui font tourner la bibliothèque. Dans bien des endroits, l'ouverture le dimanche et le soir a été imposée par la direction sans concertation préalable, parce qu'il n'y avait pas d’enveloppe prévue pour rémunérer les heures supplémentaires des bibliothécaires titulaires. Pour les bibliothécaires, la tournée d'Erik Orsenna et les tables rondes et autres journées d'études organisées par la ministre ne font pas oublier les atteintes portées à leur qualification et à leur métier. Ils rappellent qu'alors que le gouvernement fait des bibliothèques la pierre angulaire de son programme culturel, de nombreuses bibliothèques continuent de fermer (à Grenoble, Clamart, Paris).
La question des ouvertures le dimanche et le soir, telle qu'elle est pratiquée sur le terrain ouvrirait donc la porte à une transformation a minima des bibliothèques qui risquent de devenir de simples salles de travail où la médiation des bibliothécaires sera faussement remplacée par des moteurs de recherche sur internet. « Google ne peut pas remplacer les bibliothécaires. Une bibliothèque ce n'est pas juste une salle de travail avec des ordinateurs et des livres. Les gens ne viennent pas juste parce que c'est chauffé et qu'il y a de la lumière ! Sans bibliothécaire, la bibliothèque va mourir ! » affirme d’ailleurs Solveig Langen, bibliothécaire, déléguée syndicale CGT Fac Sup. Les titulaires rappellent qu'une bibliothèque est un instrument d'éducation et de formation qui n'existe qu'avec des bibliothécaires formés et disponibles. Le service principal de ces établissements gratuits est de guider les usagers dans la masse d'information qui les assaille quotidiennement. Alors que les rumeurs et les fausses informations pullulent sur internet, cette éducation populaire à l'esprit critique est donc essentielle dans une démocratie.
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