Libération : Le 5 décembre 2012
La Bibliothèque Historique de la Ville de Paris récupère les archives photographiques de « France Soir ». Ce fonds, qui couvre 70 ans d’actualité, recèlerait des trésors.
Liquidation totale après fermeture définitive. C’était le 9 octobre, la fin de ce qui fut un grand quotidien national français. Ce jour-là, le tribunal de commerce de Paris cède au plus offrant les actifs de France-Soir, qui a mis la clé sous la porte durant l’été. Quelque 500 000 euros suffisent à CardsOff, une obscure entreprise de paiement sur Internet, pour reprendre la marque mythique, sa base de données, ses noms de domaine et ses archives papier. Quant aux volumineuses archives photographiques encore en possession du journal et réputées couvrir la période 1980-2000, c’est un chef d’entreprise anonyme, domicilié dans le Nord et «passionné de photo», qui s’en porte acquéreur pour l’aumône de 11 000 euros…
Epilogue pathétique d’un prestigieux fonds iconographique, lamentablement bradé avec les chaises et les bureaux ? Deux semaines plus tard, in extremis, la Ville de Paris préempte. Elle a déjà la main, depuis 1987, sur le premier «chapitre» des archives photographiques du quotidien : un ensemble de clichés dont les plus anciens remontent aux fondations du titre. Ainsi, avec la réunion des deux parties des archives photos du quotidien, est sauvée de la dispersion une collection de photos de presse exceptionnelle, et mystérieuse. Car nul ne sait précisément ce qu’elle renferme.
Un panorama de la France. Le fonds de France-Soir est parmi les plus importants par son volume : 1 million de documents, tirages et négatifs. Et son ampleur : il couvre près de soixante-dix ans d’actualité, allant de 1929 - avec les archives photo de Paris-Soir, France-Soir ayant vu le jour en 1944 - jusqu’aux années 2000. «C’est toute l’histoire du monde vue par un journal sur une période très vaste», avance Danièle Pourtaud, adjointe au maire de Paris, qui a œuvré à cette préemption. C’est aussi l’histoire du journal - grandeur et décadence - que raconte la destinée chaotique de ces archives.
En 1987, on est bien loin du grand France-Soir et de son million d’exemplaires vendus au début des années 60. Le quotidien fait face à de fortes baisses de diffusion. Pierre Lazareff, son illustre directeur, est mort depuis près de quinze ans. Hachette a jeté l’éponge dix ans plus tôt. Il y a eu des licenciements. France-Soir est contraint de quitter son siège historique et ses sept étages du 100, rue Réaumur à Paris, pour s’installer dans un immeuble plus petit, du côté de Bercy. «Il a fallu y faire rentrer le journal au chausse-pied !» se souvient le photographe Jacques Boissay, qui a notamment été responsable du service photo du journal dans les années 60 et 70. L’équipe cherche alors à se débarrasser de son encombrant fonds photo. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) vient récupérer les cartons - 300 000 tirages, 400 000 négatifs et plaques de verre - et les entrepose.
De ce volumineux patrimoine, la BHVP n’a réalisé qu’une ébauche d’inventaire, au point qu’elle a même été accusée de négligence. On n’en connaît que quelques noms célèbres, et quelques clichés emblématiques. «J’y ai trouvé des photos de Capa du Tour de France avant-guerre», se souvient l’historienne de la photographie Françoise Denoyelle, qui a travaillé sur ce fonds «formidable, d’une très grande richesse» pour une exposition sur le photographe, en 2004. Il y a aussi des tirages de Brassaï, d’Eugene Smith, et la seule et unique photo de la rafle du Vel-d’Hiv, en 1942.
La richesse de ces archives témoigne du faste de France-Soir qui, pour les jours d’actualité forte, pouvait imprimer sept éditions quotidiennes. «Il y a eu jusqu’à 23 photographes salariés, raconte Jacques Boissay. Et à la mort de Lazareff, en 1972, 53 personnes travaillaient au service photo ! On faisait des photos jour et nuit, sept jours sur sept.» France-Soir était un journal «où la photographie occupait une place très importante, précise la directrice de la BHVP, Emmanuelle Toulet. Et très proche des gens. L’intérêt principal du fonds, c’est qu’il offre un panorama socio-culturel de la France». Une exposition, organisée par la Ville de Paris, en 1990, a donné un petit aperçu de ces archives «historiques». Puis un livre, la Photo à la une, Paris-Soir, France-Soir, de Philippe Labarde et Didier Pourquery. Paru en 2006, il a fait l’objet d’un procès gagné par les ayants droit aux dépens de l’éditeur qui n’a pas le droit de le republier. .
Car le statut juridique de cet ensemble est «pour le moins complexe», reconnaît Emmanuelle Toulet, l’actuelle directrice de la BHVP. «En 1987, il a été véritablement sauvé par la Ville de Paris, rappelle l’historienne Françoise Denoyelle. Sinon c’était la benne ! Et comme tous les sauvetages, ça ne s’est pas forcément fait dans les normes.» La propriété de ce lot de documents n’a jamais été établie officiellement. «C’était un don : quand l’équipe de France-Soir a quitté l’immeuble de la rue Réaumur, elle n’avait ni la place, ni l’envie de conserver le fonds photographique, explique Emmanuelle Toulet. Les photographes ne s’intéressaient pas à leurs photos comme ils le font aujourd’hui.» Ce flou juridique a permis à plusieurs des patrons ultérieurs du journal d’estimer que le fonds leur appartenait, et de réclamer de l’argent à la Ville de Paris. Mais vingt-six ans plus tard, «il y a prescription», assure-t-elle. Et d’une certaine manière, la liquidation de France-Soir a entériné les droits de la BHVP sur ce petit trésor.
Du contenu de la seconde partie des archives, on ne sait pas grand-chose non plus. Quand France-Soir finit par déménager en banlieue, à Aubervilliers, dans les années 90, ce qui reste alors des archives photo quitte la rédaction pour être stocké dans cette commune de Seine-Saint-Denis, «sur les docks, dans un immense hangar, une cathédrale de 4 mètres de hauteur, s’exclame Jacques Boissay. Quand on avait besoin d’une photo, on envoyait quelqu’un à moto, qui fouillait ensuite à la petite cuillère». Les propriétaires défilent à la tête du journal : Georges Ghosn, Jean-Pierre Brunois, Alexandre Pougatchev… Le fonds, lui, quitte son hangar pour être conditionné en palettes, dans un box de stockage en province.
Selon un vieil inventaire réalisé par des archivistes du journal, il est constitué de 1617 cartons qui contiennent entre 150 000 et 200 000 épreuves, et 80 000 négatifs. Il regroupe officiellement des clichés de 1980 à 2000. Mais l’inventaire des archivistes signale qu’il renferme des images «des manifestations étudiantes» de 1968. Et Philippe Hénin, documentaliste pendant trente-neuf ans à France-Soir, confirme qu’il contient des «tirages bien antérieurs à 1980, classés dans des dossiers de façon thématique et non chronologique». Quant à Jean-Pierre Thiollet, ancien rédacteur en chef à France-Soir et auteur de plusieurs courriers au gouvernement dénonçant une liquidation «bâclée» du titre, il se souvient d’avoir vu, en 2006, dans ces archives stockées à Aubervilliers, un «certain nombre de photos très rares, toutes sortes de photos de Paris la nuit, des années 50 et 60, des documents remarquables. Et énormément de photos inédites, comme celles de Salvador Dali et Jean Gabin à l’hippodrome de Vincennes, ou des vedettes invitées dans la maison de Lazareff, à Louveciennes.» Ce second lot recèle en outre des documents-clés : les fichiers d’identification des négatifs de l’ensemble du fonds de France-Soir.
L’administrateur judiciaire n’a pas ordonné d’inventaire au moment de la liquidation. «Ça aurait coûté très cher», rétorque maître Juster, l’avocate de l’agence photo Magnum. D’où le faible prix de l’acquisition faite initialement par le particulier : «Comme on ne connaît pas le contenu du fonds, c’est au pifomètre», s’exclame-t-elle. Le descriptif établi pour la cession du fonds de commerce du quotidien, établi en août dernier, décrit seulement: «Des tirages, des diapositives, des négatifs classés par thèmes, par exemple : personnalités, affaires criminelles, relations internationales, etc.»
«Des moyens pour archiver». Les photos sont sauvées, l’inventaire reste à faire, tandis qu’une question, juridique, doit être tranchée : dans quelle mesure la Ville de Paris est-elle libre d’utiliser ces images, pour des expositions ou des publications ? Les photographes peuvent revendiquer des droits sur l’utilisation de chaque photo. De même que les agences (Magnum, Sipa, Gamma…) qui, avant l’avènement du numérique, laissaient volontiers leurs tirages en dépôt aux journaux. «On fera tout dans le respect des droits d’auteur et des photographes», assure Danièle Pourtaud. «On va travailler ensemble, avec les agences, en bonne intelligence», surenchérit Toulet. De son côté, Magnum a déjà fait une «action en revendication», affirme son conseil, maître Juster, pour éventuellement récupérer ses tirages.
L’acte de cession du second «chapitre» du fonds de France-Soir est en cours de rédaction chez l’avocat du liquidateur. La signature devrait intervenir «avant fin 2012», selon Danièle Pourtaud. «On prépare un local pour accueillir les deux parties du fonds, explique Emmanuelle Toulet. Pas à la BHVP, car on n’a pas la place, mais dans Paris intra-muros. Notre souci, c’est qu’un tel fonds ne soit pas dispersé. Le respect de son intégrité, c’est notre premier principe.» Après, il faudra non seulement en dresser l’inventaire, mais aussi l’archiver et le numériser. Des opérations coûteuses qui peuvent prendre plusieurs années. «Il faut qu’il y ait des moyens pour tout trier et archiver, constate Françoise Denoyelle. Je tire mon chapeau à la BHVP, mais il ne faut pas que les cartons soient enterrés. C’est notre richesse patrimoniale, c’est ça le pétrole de la France ! C’est tout cet acquis culturel qu’il ne faut pas dilapider.»
En ces temps de crise pour les journaux, la question du destin posthume de leurs archives iconographiques risque fort de se poser à nouveau. Un fonds photo, c’est finalement à peu près tout ce qu’il reste quand un journal est mort. A la différence des articles, rarement republiés, les photos de presse, elles, ont droit à une nouvelle vie.
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